La Croix Jean Malheur à Spineux

Chapitre 1

 Il est, dans l'histoire de l'Ardenne, une page empreinte d'un héroïsme vraiment admirable,  c'est celle qui concerne la résistance qu'opposèrent à la conquête française, en 1798, les paysans d'une partie du Brabant, de la Campine et … des Ardennes. Les luttes réellement gigantesques soutenues par eux contre les agents d'un pouvoir inique et oppressif, qui ne respectaient ni leurs coutumes, ni leurs croyances, ni leurs vieilles libertés, ont quelque chose qui les rend les dignes frères de ces Vendéens, auxquels leurs ennemis eux‑mêmes ont dû payer un légitime tribut d'admiration et de respect.

 Une foule d'actes de rébellion contre les fonctionnaires de la République avait eu lieu. dans les Ardennes, lorsque pendant l'automne de 1798, c'est‑à‑dire un an après le traité de Campo ‑ Formio par lequel l'Autriche avait abandonné à la France tous ses droits sur la Belgique, éclata une insurrection qui s'étendît sur tout le Nord‑Est de la contrée, à la suite de l'envoi de commissaires destinés à organiser la circonscription.

Le tocsin retentit dans tous les villages, les populations se levèrent en masse, et comme la plupart des insurgés n'avaient d'autres armes que des bâtons, on a désigné ce soulèvement, dans la partie allemande, sous le nom de “Klippels ‑armée ”.

 Notre intention n'est pas, pour le moment de raconter la guerre des paysans ardennais, guerre d'un intérêt si palpitant, et qui compte des héros et des martyrs dignes d'être tirés de l'oubli. Nous voulons simplement mettre en lumière un triste épisode de cette touchante et noble histoire.

 Les villages disséminés sur la lande qui s'étend à l' Est de la Salm, ne devaient pas échapper au mouvement général. Leur population primitive avait plus que dans tout autre endroit conservé les mœurs antiques et patriarcales des vieux Ardennais, aussi comprendra‑t‑on que les idées nouvelles, répandues par les apôtres de la Révolution, leur paraissaient, à plus d'un titre, monstrueuses et, intolérables.

 Parmi les habitants d'un de ces petits villages, celui de Spineux (Wanne), il en était un surtout qui, dès le commencement de la domination républicaine, avait ressenti pour le nouveau régime une répugnance invincible qu'il n'essayait nullement de dissimuler, au risque des inconvénients qui pourraient en résulter pour lui.

 Cet ardent patriote avait nom: Jean Richode et était un des paysans les plus notables de l'endroit ; l'aisance dont il jouissait et la bonne harmonie qui régnait dans son ménage, ainsi que les solides vertus dont il était doué le faisaient aimer et respecter de tous les villageois.

 Une épouse tendre et dévouée et deux, garçons composaient toute la famille du bonhomme et ne lui donnaient que joie et consolations : son aîné, robuste gars de 18 à 19 ans, l'aidait activement dans la culture ; le cadet, moins âgé de 8 ans, donnaient également de belles espérances et s'initiait déjà au rude et simple métier de laboureur.

  Jean Richode avait un frère qui avait quitté le pays tout ne et était allé s'installer à Lille pour y exercer le métier de tisserand. Grâce à son activité et à sa bonne conduite, le paysan ardennais était parvenu à se faire, dans la capitale de la Flandre française, une position des plus aisées et des plus honorables.

  Après de longues années d'un dur et pénible labeur, il était parvenu, à force d'économie, à acquérir une assez belle situation et s'était mis à exercer son métier pour son propre compte.

 Sa félicité eût été complète s'il n'avait eu le malheur de perdre sa compagne dès la première année de son établissement et, peu après, l'unique enfant qu'elle lui avait, donné, lui fut également enlevé.

 Se trouvant sans famille et perdu dans une grande cité, où plus rien ne lui rappelait son pays natal, il écrivit à son frère Jean pour lui manifester le désir qu'il avait d'avoir auprès de lui son fils aîné, dont il était le parrain. Il lui apprendrait son métier, ajoutait‑il, et s'il était content de lui, il en ferait son héritier.

 Cette lettre, on le conçoit, fut tout un événement dans la famille ardennaise : elle fut, pendant plusieurs jours, l'unique objet de la conversation des Richode et même de tout le hameau. Jean avait beau se creuser la tête, peser le pour et le contre, il ne pouvait se décider à prendre un parti. Son épouse surtout était en proie à l'anxiété la plus grande ; sa sollicitude maternelle lui faisait voir dans ce projet mille dangers pour son cher Pierre et son imagination lui peignait déjà d'avance le terrible moment de la séparation.

Enfin,  après bien des hésitations, ébloui par le brillant avenir qui s'ouvrait pour leur fils, et engagé d'ailleurs vivement par celui‑ci à qui l'idée de devenir citadin avait plu dès le début, ils finirent par accéder à la demande du bon oncle, et le jeune homme se mit en route.

Chapitre 2

Six mois s'écoulèrent, et alors se produisit un cruel événement sur lequel les Richode n'avaient pas compté.

Pierre venait d'atteindre l'âge requis pour la conscription. Comme à tant d'autres, car ceux qui échappaient à ces levées formaient une infime minorité, le sort lui fut défavorable et il dut abandonner son oncle et ses projets d'avenir pour aller rejoindre sans délai le régiment pour lequel' il venait d'être désigné.

 Ce contretemps inattendu remplit Jean Richode de colère et de douleur. Déjà, nous l'avons dit, il était profondément antipathique au nouveau régime et on conçoit donc que le malheur qui le frappait si opinément ne fit que raviver ses sentiments d'hostilité.

 Aussi l'arrêt du sort l'exaspéra à tel point que bientôt il ne fut plus à reconnaître. Lui qui avait toujours été si ouvert et si bienveillant envers tout le monde, il changea tout à coup. Il devint sombre et taciturne et n'ouvrait la bouche que pour se répandre en imprécations et en menaces contre les ravisseurs de son enfant.

 Sa femme et ses amis employèrent tous leurs efforts pour faire rentrer le calme et la résignation dans ce cœur ulcéré, niais ce fut en vain. Richode restait insensible à toute marque d'amitié et ne semblait plus vivre que pour la haine. Sans cesse il était plongé dans de mornes méditations et paraissait mûrir des projets de vengeance.

 Les événements politiques qui surgirent tout à coup dans le pays, développèrent de plus en plus les sentiments de révolte qui bouillaient en lui et qu'attisa encore une lettre reçue de son fils, en garnison dans une ville du Nord de la France, lettre où le jeune conscrit traçait un tableau lamentable de la vie qui lui était faim.

 La résistance des paysans luxembourgeois au régime révolutionnaire, résistance qui avait crû insensiblement venait de prendre un caractère tel que bientôt elle domina ses hésitations, ses craintes, ses considérations d'intérêt personnel qui toujours sont d'un grand poids dans la balance où se pèsent des desseins aussi importants.

 Les hommes décidés et résolus, les cœurs généreux qui avaient su dès d'abord vaincre toutes les oppositions et toutes les difficultés que présentaient leurs projets   de délivrance, prirent les devants et soufflèrent partout le feu de la révolte ; et, comme toujours, ils entraînèrent les timides et les hésitants. Ainsi, comme nous l'avons dit en commençant, dans beaucoup de villages brabançons, limbourgeois, et luxembourgeois, les paysans coururent, en toute hâte, aux armes contre les tyrans qui les opprimaient marchant au combat en 'inscrivant sur leurs bannières la glorieuse devise : “ Dieu, Patrie, Liberté ”.

 Malheureusement cette révolution ne devait pas être couronnée du succès que ses auteurs en attendaient. Il lui manquait pour cela bien des choses auxquelles la conviction et l'enthousiasme ne pouvaient suppléer : d'abord, absence d'unité dans toutes les opérations qui étaient plutôt de véritables coups de mains que l'exécution de plans mûris et combinés  d'avance, ensuite, manque de chefs expérimentés et jouissant du prestige voulu, par conséquent défaut de discipline ; en troisième lieu, difficulté de se procurer les armes et les munitions nécessaires. Si l'on ajoute à cela le peu d'appui rencontré dans les places supérieures à l'inverse de la Vendée, il n'est nullement étonnant qu'une telle armée fut impuissante à lutter avec avantage contre les phalanges aguerries de la République.

 Quoi qu'il en soit, la révolte des paysans prit, dès l'abord, de telles proportions qu'elle inquiétât sérieusement le gouvernement de Paris, tandis que ses progrès rapides faisaient concevoir à ses  partisans le plus légitime espoir.

 Dans le Luxembourg, il s'était formé  deux courants d'insurrection : l'un dirigeant ses opérations vers le Nord dans le but de tendre la main aux Brabançons,  l'autre cherchant vers le Sud un refuge  et une forteresse naturelle sur les vastes  plateaux et dans les sombres forêts des  Hautes ‑ Ardennes.

 Jean Richode, il cet inutile de le dire,  fut un des premiers à prendre les armes :  il se rangea dans la première des bandes insurgées. Le fier ardennais voyait enfin  la réalisation de ses rêves de vengeance aussi se fit‑il remarquer dès le commencement des hostilités par son énergie, son audace et la haine implacable qu'il avait vouée à tout ce qui portait la livrée de la République. Il contribua pour une bonne part aux succès signalés qui couronnèrent les efforts de l'armée du Nord.

 Les qualités militaires qu'il déployait en toute occasion, furent d'autant plus remarquées qu'elles étaient plus rares dans les rangs des insurgés et lui firent bientôt obtenir un grade parmi ses compagnons ; il fut mis à la tête des paysans de sa paroisse et des paroisses environnantes.

  Un jour qu'il se vantait devant sa femme  d'avoir couché par terre plusieurs Bleus, celle‑ci lui dit :

“ Songe pourtant qu'ils peuvent avoir, comme notre Pierre, des parents qui les aiment et qui les regretteront éternellement ; songe aussi que, comme lui, les malheureux sont, pour la plupart, obligés de servir malgré leur répugnance ”. L'effet de ces paroles fut de le retenir pendant deux jours chez lui, mais le troisième, il reprit son fusil, et partit sans rien dire.

Chapitre 3

 Notre vaillant villageois dut se féliciter d'avoir, ce jour‑là, repris les armes car l'expédition à laquelle il assista lui permit non seulement de jouer un rôle marquant mais elle eut un résultat bien fait pour se porter au comble la joie et l'espoir des insurgés : ils s'emparèrent de la ville de Stavelot, occupée par un fort détachement de Français qui durent se replier en désordre sur Liège, où ils rentrèrent dans le plus piteux état.

 Enivré de ce succès qui ne lui avait coûté que des pertes peu importantes et qui fit tomber entre ses mains un matériel considérable, la phalange rustique se dirigea ensuite vers Malmédy, qu'elle prit pour but de ses nouvelles opérations, en laissant à Stavelot une partie des siens en guise de garnison pour défendre cette place dans le cas probable où les Français reviendrait à la charge. Cette fois encore, le sort fut favorable à l'armée des paysans.

 Possesseurs de deux places importantes à leurs yeux ils comprirent la nécessité de se donner un chef, dont l'autorité serait reconnue de tous, et d'adopter en même un plan d'opération qui leur permit conserver le terrain conquis et d'étendre leurs entreprises.

 Ce fut à un ancien garde ‑ forestier du pays de Stavelot, nommé Gaspard, qu'échut l'honneur du commandement : il obtint le grade de général. Comme plan de campagne, on résolut de tenir le milieu entre les Luxembourgeois et les Brabançons, afin de leur tendre la main et agir concert avec eux. Les Républicains, justement effrayés des proportions que prenait l'insurrection, résolurent d'agir  vigueur et de ne pas lui laisser le temps de grandir davantage.

 Le général Micas, qui tenait garnison à Liége reçut ordre de marcher contre les paysans et il lui fut recommandé de prendre avec lui toutes les forces disponibles et d'être impitoyable envers ces nouveaux ennemis en qui le Directoire voyait déjà  une nouvelle Vendée non moins que sa glorieuse sœur à arracher sol natal à la domination étrangère.

 

 

Les recommandations du gouvernement Paris furent suivies à la lettre. Le général Micas déploya dans cette campagne rigueur extraordinaire : les paysans, écrasés sous les forces nombreuses et disciplinées qu'il commandait avec l'habité d'un vieux soldat rompu au métier armes, furent repoussés successivement de toutes les positions qu'ils avaient acquises au prix de tant de sang et de sacrifices.

 

 Stavelot et Malmédy retombèrent entre les mains des Français, malgré les efforts et les prodiges de valeur que déployèrent les paysans pour les maintenir en leur pouvoir.

 L'ancien garde ‑ forestier Gaspard a montré dans les différents combats qui eurent lieu en cette occasion, une énergie et un talent réellement remarquables pour un improvisé qui, jusque‑là, n'avait mais vu d'autres ennemis que les loups les sangliers des forêts.

 

Jean Richode aussi s'y signala en ces différentes rencontres par sa vaillance et son infatigable ardeur. Toujours préoccupé des vengeances de qui le dominaient, il marchait en aveugle au combat, ne faisant aucun quartier.

 Ce n'était qu'avec regret qu'il se décidait à suivre ses compagnons lorsque clairon avait sonné la retraite. Maintes fois son ardeur avait failli lui être funeste ; mais que lui importait ! Les quelques blessures qu'il avait reçues dans les différentes actions auxquelles il avait assisté, ne l'empêchèrent nullement de prendre part à chaque expédition à chaque combat. Il semblait mettre tout son orgueil à braver la mort, toute sa joie à se trouver sur-le-champ de carnage.

Chapitre 4

Après les vains efforts que tenta l'armée des paysans pour se maintenir dans le pays de Stavelot, elle résolut de chercher ailleurs une base d'opérations Les Ardennes lui offraient dans ses vastes forêts un lieu de refuge, et dans ses défilés déserts des positions faciles à défendre ; en outre, le tocsin sonnait un branle funèbre et belliqueux à la fois dans toutes les paroisses des montagnes ; les vainqueurs trouveraient là des alliés, des frères qui les  recevraient à bras ouverts et feraient cause commune avec eux.

 Ce fut donc vers le sud que la retraite s'opéra.

 Les malheureux, s'avancèrent d'abord en fort bon ordre vers le lieu de refuge qu'ils avaient choisi ; mais à peine étaient‑ils arrivés à mi‑chemin entre Stavelot et Wanne, que l'armée républicaine, semblant se raviser, se mit tout à coup à la poursuite et les atteignit bientôt. Les révoltés, s'apercevant trop tard de la tactique de l'ennemi, se mirent à fuir en désordre, poursuivis la baïonnette dans les reins.

 Comprenant l'impossibilité de s'arracher par la luite au sort qui l'attendait, l'héroïque cohorte résolut de faire face à l'ennemi, et une action générale s'engagea entre les deux partis sur la bruyère aride, bientôt fécondée par des flots de sang.

 Le sort des armes ne pouvait être douteux et, après quelques heures d'un combat 'acharné, les Ardennais, vaincus et écrasés par le nombre et la savante organisation de la troupe républicaine, se virent réduit à chercher une seconde fois le salut dans la retraite.

 Mais les Français avaient résolu de ne pas épargner ces ennemis dont ils avaient appris à connaître la valeur et la ténacité. Aussi ne leur laissèrent‑ils pas le, temps de trouver un abri dans les forêts avoisinantes : ils les poursuivirent avec acharnement, et alors surtout, le carnage devint horrible ; la plupart des insurgés restèrent étendus morts sur la lande ensanglantée.

 Quant à ceux qui parvinrent à atteindre les bois où ils avaient espéré trouver le terme de leurs maux, il en fut bien peu qui échappèrent au fer meurtrier. Les vainqueurs organisèrent contre les vaillants fugitifs une traque sauvage et impitoyable ; ils consacrèrent à cette œuvre de feu et de sang tout le reste de la journée et une partie de la nuit. L'infortuné qui se croyait à l'abri de la mort dans un épais fourré où il partageait la retraite du sanglier, se voyait bientôt découvert par les, limiers lancés à sa poursuite ; et son regard mourant voyait son cruel ennemi poursuivre de la même vengeance son père ou son frère, cachés dans les talus voisins.

 Il serait impossible de décrire toutes les horreurs que virent, en ces jours nés fastes, entre autres les bois de Lavaux, de la Ronde ‑ Haie et du Curé, qui jusque‑là n'avaient vu répandre d'autre sang que celui des animaux féroces.

Chapitre 5

Quelques paysans cependant avaient pu grâce à l'obscurité naissante, se soustraire à la surveillance dont ils étaient l'objet ils étaient une cinquantaine au plus.

  Parmi eux se trouvait jean Richode qui, après avoir lutté jusqu'au moment où il restait la moindre lueur d'espoir s'était enfin décidé à abandonner comme ses compagnons, le champ de bataille. Un bonheur providentiel avait protégé sa retraite dans les ravins profonds et sauvages­ ; il était même parvenu à immoler encore à sa vengeance quelques uns de ses ennemis dans la forêt même où ils exerçaient, sans trouver de résistance, leurs atroces représailles.

 Les fugitifs, se croyant désormais à l'abri de tout danger, rencontrèrent bien­ tôt, au milieu de la bruyère, une cabane isolée, abandonnée de ses habitants.

Ils y pénétrèrent sans hésiter, autant pour y chercher un refuge, que pour se reposer des fatigues et des émotions de  cette horrible journée.

 Beaucoup d'entre eux avaient succombé au sommeil, tandis que les autres s'occupaient à étancher le sang qui coulait de leurs blessures, quand soudain un bruit de voix étouffées et un faible cliquetis  d'armes vint les arracher à leur sécurité et glacer leur cœur d'effroi.

 

 Un silence terrible se fit parmi ces hommes une pâleur mortelle parut sur tous les visages.

Plus de doute ! Leur retraite avait été le découverte et ils étaient surpris.

 Comprenant le sort qui leur était réservé, ils veulent à tout prix s'arracher à la mort ; ceux qui avaient conservé quelques forces et quelque énergie sautent sur leurs armes ; ils essayent de briser le cercle de fer qui les entoure ; mais trois seulement d'entre eux ont le bonheur de se dérober à la vigilance des soldats, tandis que ceux‑ci repoussent de leur baïonnette leurs infortunés compagnons et les enveloppent dans une dernière et mal ; telle étreinte, à laquelle aucun n'a plu d'espoir d'échapper. Bientôt le feu est mis à la vieille masure ; les malheureux qu'elle abritait périssent les uns après les autres dans les plus cruelles souffrances et la flamme, en se dressant dans les airs, élève vers l'éternel séjour, les âmes purifiées des martyrs !

 Parmi les trois insurgés qui, par un incroyable bonheur, étaient parvenus à échapper aux Français, se trouvait encore une fois jean Richode.

 Avant de se séparer, ces hommes, unissant leurs mains ensanglantées, jurèrent à la face du ciel de se retrouver et de joindre de nouveau leurs efforts pour continuer la lutte. Hélas ! Plût à Dieu que Jean Richode eût subi le sort de ses frères, brûlés vifs ou massacrés... Il y aurait eu lieu, pour lui et pour les siens, de bénir la Providence, comme en va le voir.

Chapitre 6

Jean Richode, après avoir erré quelque temps dans les bruyères et les bois retourna vers le point du jour vers sa chaumière.

Le bonheur que son retour aurait dû causer à sa femme et à son fils fut troublé par la nécessité de lui communiquer une nouvelle lettre de Pierre, plus lamentable encore que la précédente. S'il avait pu songer à déposer les armes, cette lettre les lui eût certainement fait reprendre. Il se dit donc que s'il avait échappé comme par miracle à la mort, s'il se retrouvait sain et sauf, tandis que d'autres étaient tombés à ses côtés, il devait considérer son salut comme une dette sacrée dont il se promettait bien de se libérer au plus tôt.

 Aussi, après quelques jours d'un repos bien mérité, se mit‑il à songer aux moyens de se dévouer de nouveau à la cause sacrée à ses yeux et dont il avait embrassé la défense.

 Mais le brave ardennais se faisait illusion : l'insurrection, écrasée de toute part, n'avait plus que quelques rares partisans, réduits à cacher leur misérable vie dans les bois et les hameaux écartés. Le pays était couvert de troupes françaises qui avaient l'œil ouvert sur le moindre mouvement et l'oreille tendue vers la moindre agitation. Toute nouvelle tentative eût été aussitôt étouffée dans le sang.

 Notre valeureux paysan espérait cependant toujours et n'en persistait pas moins dans ses projets de vengeance. Il avait juré de faire au besoin, à lui seul, ou avec quelques amis dévoués une guerre de partisans à la République et d'immoler, en quelque milieu que ce fût, tout soldat français qu'il rencontrerait.

 Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Il revit les deux compagnons qui avaient échappé avec lui à l'incendie le terrible jour de la défaite ; il leur rappela leur serment ; mais ceux‑ci, moins exaltés, prétextèrent l'impossibilité de d'accomplir pour le moment et cherchèrent en vain à convaincre Richode de la situation qui leur était faite désormais. Ne pouvant y réussir et stimulés au contraire par l'indomptable ardeur de l'habitant de Spineux, ils se décidèrent d'organiser quelque nouvelle tentative d'insurrection.

 .Les trois conjurés se voyaient presque toutes les nuits et entretenaient ainsi par ces fréquentes rencontres leur ardeur mutuelle.

Un soir, assez tard, qu'ils étaient réunis de nouveau dans un lieu désert et tandis que leur regard se portait au loin à travers la demi ‑ obscurité de la nuit pour voir si quelque étranger importun n'était à même de surprendre leur mystérieux entretien, ils sentirent tout à coup un frisson de terreur parcourir leurs membres.

 La clarté de la lune venait de leur montrer un homme revêtu du costume abhorré du soldat républicain qui débouchait à quelque distance d'entre les taillis et se dirigeait vers la bruyère.

Chapitre 7

Ils restèrent quelque temps immobile s'attendant à le voir suivi par d'autres militaires qu'ils s'imaginaient envoyés à leur poursuite. Mais leur attente fut vaine, le soldat était seul et s'avançait d'un pas rapide en sifflant un air guerrier.

 Comme il approchait de plus en plus, les paysans firent quelques pas en arrière et regagnèrent la lisière du bois.

 La vue de l'uniforme qui lui rappelait de si affreux souvenirs avait sur jean Richode une impression indéfinissable ; son visage avait pris, à la clarté de la lune, une violente expression de haine ; tous ses traits étaient contractés par les âpres sentiments qui remplirent tout à coup son cœur.

Il se prépara à accomplir le serment qu'il avait fait tant de fois. Déjà le chien de son fusil était levé et la batterie examinée d'un œil rapide.

 Une victime de plus allait tomber sous sa main redoutable qui ne manquait jamais son coup. C'est en vain que ses deux compagnons le suppliaient d'épargner le malheureux qui cheminait sans crainte et plein de gaieté ; en vain ils lui représentaient qu'il était sans arme et que sa mort, dans ces circonstances, serait un véritable assassinat. Richode n'écoutait rien, il ne possédait plus...

 Un coup de feu retentit dans le silence de la nuit et fit frémir les ténèbres ; un hurlement de douleur lui répondit et un corps tomba lourdement sur le sol.

Le meurtrier et ses deux compagnons s'élancèrent vers le blessé qui se débattait dans les dernières convulsions de l'agonie...

 Tout à coup, un cri terrible et lugubre se mêla aux râlements du moribond et retentit au loin dans la lande : “ Malheur ! Malheur ! ” Ce cri était sorti de la poitrine de Jean Richode...

 Lui en qui la vue du soldat avait réveillé les plus violentes sensations de colère et de haine, il se tenait maintenant penché sur sa victime, dans la position la plus humble et la plus douloureuse ; il pressait sur son cœur ce cœur inanimé, il le couvrait de larmes et de baisers et ne cessait de se répandre en gémissements Plaintifs et en malédictions étouffées qu'il s'adressait à Iui ‑ même...

Car celui que sa main avait frappé n'était autre que son fils Pierre

Chapitre 8

L'infortuné jeune homme, se trouvant depuis quelques jours en garnison à Liège, avait voulu profiter de cette occasion pour aller rejoindre sa famille et son village. Un congé de trois jours lui avait été aisément accordé par ses chefs qui avaient voulu récompenser par là les belles qualités et le bon vouloir dont il n'avait cessé de faire preuve depuis son arrivée au régiment.

 De quel pas allègre il quitta la sombre caserne, qui pour son cœur fier et indépendant était une véritable prison. Que son visage était radieux à la vue de la campagne en fleurs où tout lui rappelait les joies naïves de son jeune âge !

Que de doux souvenirs, que de joyeuses pensées se mêlaient dans son âme !

 Pressé d'arriver à destination, il marchait rapidement. Bientôt la nuit vint à tomber, deux lieues le séparaient encore de son village ; aussi hâta‑t‑il davantage le Pas. Le temps était beau et calme ; le jeune soldat, inaccessible à la peur et tout entier aux douces pensées qui remplissaient son cœur avançait sans crainte, sans pressentir aucune embûche.

Mais combien fausse était sa sécurité et c'était son père bien‑aimé, son père qu'il était si heureux de pouvoir presser sur son cœur après une longue année d'absence qui lui préparait la mort à laquelle il allait succomber si misérablement. Cruel arrêt du destin ! Mais cruel surtout pour le malheureux père... Le voilà couché sur le corps inanimé de son fils chéri...

 Vainement il cherche à le ranimer mais ses pleurs et ses supplications restent sans écho son regard cherche en vain à attirer vers lui le doux regard du jeune homme dont les beaux yeux restent sans mouvement et conservent encore dans leur terrible immobilité, l'expression de l'effroi qui a glacé son cœur.

Comprenant. Son malheur sans remède, l'infortuné Richode tombe dans un état d'égarement qui touche à la folie, il serre convulsivement sur sa poitrine oppressée l'objet de sa tendresse et de ses tendres regrets, et se livre aux accès du plus violent désespoir.

C'est en vain aussi que les deux témoins de cette scène désolante cherchent à faire rentrer un peu de calme dans cette à= déchirée. Le meurtrier reste insensible à leurs consolations. Egaré par la douleur, il cherche son arme pour se donner la mort ; heureusement qu'elle n'est pas à sa portée. Ses deux amis s'emparent de lui et veulent l'arracher à l'horrible spectacle dont il est le témoin et l'auteur. L'infortuné se débat en vain et il est entraîné loin du lieu fatal.

 Mais à la violence du désespoir a déjà succédé dans son âme brisée un morne abattement plus douloureux encore. Ses yeux ne versent plus, comme tantôt, un torrent de larmes amères mais l'égarement s'y peint sous les formes les plus sinistres ; des cris inarticulés et des paroles sans suite sortent de ses lèvres. Il a perdu soudainement la raison et ne semble avoir retenu d'autre souvenir de son infortune que les mots' :

“ Malheur ! Malheur ! ” qu'il prononce sans cesse d'une voix lamentable et dont le funèbre écho se fait entendre au loin sur la lande désolée. La situation des deux paysans, témoins de la scène indescriptible qui venait de se passer, était vraiment affreuse surtout en présence de ce malheureux père frappé de démence devant le corps sanglant de son fils.

 L'esprit presque aussi égaré que celui du meurtrier, ils résolurent de le conduire dans une maison du village de Logbiermé, habité par un de leurs camarades, échappé comme eux au massacre de Wanne, et qu'ils connaissaient pour un patriote dévoué à qui ils pourraient se confier sans crainte. Ils lui racontèrent le funeste événement et lui laissèrent la garde de l'insensé jusqu'à ce que l'on pût le reconduire dans sa famille.

 Ce devoir accompli, les braves gens comprirent qu'il leur restait à satisfaire à une obligation non moins sacrée. Ils retournèrent sur le théâtre du meurtre, munis chacun d'une bêche et d'une pioche, et se mirent à creuser en silence une fosse pour le jeune soldat.

Ils l'y ensevelirent, tout en récitant à la hâte les prières des trépassés. Ils eurent soin, avant de quitter cet endroit funèbre. , de replacer les choses à l'état primitif, de manière qu'on ne pût savoir que là reposait une créature humaine.

 Comme le jour commençait à poindre, ils jugèrent qu'il serait prudent de transférer immédiatement Jean Richode au hameau de Spineux, de peur que son état ne trahit ce qui était arrivé. Ils résolurent donc d'attendre la nuit pour faire ce pénible voyage et de profiter de la journée pour préparer la malheureuse famille au double coup qui la frappait cruellement

 Il fut fait comme ils en avaient décidé : la nuit suivante ils revinrent à Logbiermé et placèrent l'infortuné sur une charrette car sa raison s'était de plus en plus égarée.

C'est à peine s'il reconnut ses amis et il ne manifesta en leur présence aucune émotion particulière. A toutes les paroles qu'ils lui adressèrent, il ne répondit que par les mots : “ Malheur ! Malheur ! Malheur ! ”. Les seuls qu'il prononçait encore d'une manière intelligible...

 Le transport eut lieu sans encombre et le triste cortège arriva à Spineux avant que jour parût à l'horizon, Jean Richode  fut enfermé dans la pièce la plus sombre et la plus retirée de son habitation et qui n'avait vue que sur le jardin, de manière que ses paroles et sa personne fussent à l'abri de toute oreille et de tous regard indiscret.

 Quelque mesure cependant que l'on eût prises pour cacher la mort du soldat de la République et l'état de démence du meurtrier, le drame de la fagne ne resta pas longtemps caché.

Soit indiscrétion de la part d'un des confidents du terrible mystère, soit dénonciation de quelque témoin ignoré du crime ou des allées et venues des amis de Jean Richode, la disparition étrange du jeune homme ne tarda pas à être connue de l'autorité républicaine.

Des recherches eurent lieu dans la bruyère et elles ne furent pas longues car un signe révélateur apparut bientôt aux regards de ceux qui les dirigeaient.

C'était une croix formée de deux pièces de bois grossièrement clouées ensemble, et qui n'existait pas précédemment.

 On creusa la terre et on trouva le corps.

La vue de la croix frappa de stupéfaction ceux qui étaient dans le secret de la sépulture de Pierre, et qui ne pouvaient comprendre comment elle se trouvait là. Les versions les plus étranges circulaient déjà à ce sujet, lorsque l'épouse de Richode fit connaître la vérité. Pendant la nuit, le fou était parvenu à s'échapper de chez lui et dans un moment où un triste éclair de raison lui était sans doute revenu, il avait fabriqué subitement cette croix et avait été la placer aussitôt sur la fosse de son enfant, puis était rentré, l'esprit plus égaré que jamais.

 Il avait donc, en remplissant ce pieux  devoir dans de si étranges circonstances, facilité lui‑même la tâche de la justice.

Peu après, le Procureur de la République, escorté de plusieurs gendarmes, se présenta chez lui. L'instruction fut aussi rapide que sommaire, car à toutes les questions qui lui étaient posées l'insensé ne répondait que par ces mots “malheur ! Malheur ! ”. Ne pouvant rien tirer de lui et jugeant les faits suffisamment établis, le magistrat ordonna son arrestation. Il fut donc arraché à sa demeure, au milieu des cris de désespoir et des supplications de sa femme et de son fils, auxquels se joignirent bientôt plusieurs villageois qui, dans leur naïveté, invoquaient l'état de démence complet du coupable, pour qu'on le laissât chez lui. Mais l'autorité judiciaire avait décidé qu'il fallait du sang à la République pour venger la mort d'un de ses soldats, qu'il fallait le sang du père pour venger celui du fils.

Chapitre 9

Le pauvre fou fut donc dirigé sur Luxembourg, ville où avaient été jugés jusque‑la tous ceux qui avaient participé à la “Klippels ‑ Armée”.

Pendant tout le trajet, il n'ouvrit la bouche que pour pousser son cri habituel, et les habitants des villages traversés se souvinrent toute leur vie de ce navrant spectacle. L'histoire, qui enregistre tant de faits futiles quand il s'agit de princes ou de guerriers auxquels les peuples n'ont dû que des désastres, l'histoire n'a pas assez signalé les cruautés auxquelles se livra la République française envers ces vaincus rustiques, que du reste elle a grandis aux yeux de la postérité par ses atroces représailles, triste témoignage de la peur que le patriotisme belge inspirait à la domination étrangère.

 

Deux juridictions ne cessèrent de fonctionner pendant plusieurs semaines. Un tribunal militaire pour les paysans pris les armes à la main et un tribunal criminel pour ceux arrêtés après coup. Les condamnés étaient fusillés ou guillotinés selon la juridiction qui les avait frappés. Pour juger du nombre des victimes il nous suffira de dire qu'en un seul jour 39 furent passés par les armes et 17 périrent sur l'échafaud. Et tous montrèrent un courage que les contemporains qualifient de sublime ; ils moururent en chantant des hymnes religieux et patriotiques. Ces supplices se prolongèrent pendant plusieurs semaines.

 Mais revenons‑en à Jean Richode.

Après 15 jours de détention et un simulacre de jugement, il fut condamné à avoir la tête tranchée et le 27 décembre 1798, par un affreux temps de neige, il était conduit sur une charrette au lieu du supplice. Il n'était pas le seul qui devait mourir ce jour‑là ! Une dizaine de malheureux paysans, derniers débris, comme lui, de l'insurrection, devaient expier le noble sentiment qui les avait armés.

 L'habitant de Spineux devait mourir le dernier. Placé en face de la terrible machine, tandis qu'elle accomplissait son épouvantable besogne l'insensé ne semblait avoir aucune conscience de ce qu'il voyait, mais à chaque tête qui tombait, il s'écriait : “ Malheur ! Malheur ! Malheur ! ”. Lorsque son tour arriva et tandis que le bourreau le poussait vers le triangle ensanglanté, il fit résonner dans l'espace sa voix forte et lamentable et laissa pour la dernière fois échapper de ses lèvres l'éternelle et lugubre exclama, qui résumait l'événement cruel et fatal auquel sa raison avait succombé.

Après que la justice eut découvert le corps du jeune soldat, celui‑ci avait été. conduit religieusement par la population voisine au cimetière de Wanne et un service funèbre avait été célébré pour lui dans l'église du village. Mais la croix que le père de la victime avait improvisée et placée sur sa fosse dans des circonstances qui avaient si vivement frappé les esprits devint un objet de discussion entre les amis du supplicié.

 Tous étaient d'accord qu'elle ne pouvait rester au lieu où le meurtre avait été commis ; d'un autre côté, par sa grossière ne paraissait pas digne de figurer au cimetière ; et cependant on y attachait un haut prix, elle était un objet de vénération pour tous. Que faire donc ?

  A la fin il fut résolu qu'on la dresserait le long du chemin le plus fréquenté du hameau, comme un monument destiné à rappeler la mémoire d'un homme que tout le monde avait tour à tour aimé, ad, miré et plaint. On l'appela la croix de jean Malheur, nom que la tradition finit par donner à Jean Richode.

 Georges La G...

Données historiques

  •  En 1789

Le 14 juillet révolution française, prise de la Bastille.

Le 16 août révolte à Liège contre le Prince ‑ Evêque Hoensbroock.

Le 31 août point de départ de la révolte dans la Principauté de Stavelot

Des émissaires, agents étrangers de la propagande révolutionnaire parcourent le pays, distribuent partout les cocardes de la liberté et font signer des cahiers de griefs qui devaient être présentés au Prince ‑ Abbé, Célestin Thys

  • En 1791

L'Autriche avait vaincu la révolution brabançonne et ses troupes occupaient Liège. Le Prince ‑ Evêque Hoensbroeck était rentré dans la ville au. bruit des canons et des cris d'allégresse. Tout paraissait calme dans le pays de Stavelot

  • En 1792

Le 18 février : un régiment autrichien traverse Malmédy.

Les 29 et 23 mars, arrive un corps de la Marine Française. Une partie de ses émigrés, se dirige vers Prum.

Le 29, novembre, le Prince ‑ Abbé de Stavelot prend pour la première fois le chemin de l'exil ; il est suivi le lendemain par ses religieux. Quatre ou cinq moines restent pour garder les monastères habités par des émigréS français

Le 9 décembre, le général républicain Fréville arrive à Spa.

'Le 10 décembre, des dragons français patriotes venant die Stavelot pénètrent dans Malmédy.

  • En 1793

Le 2 1 janvier, je roi de France Louis XVI est guillotiné.

Le Ier. mars, les Autrichiens franchissent La Meuse Le général français, Dumouliez est battu à Noerwinde

Le 4 mars arrivent à Malmédy, 400 chevaux légers de l'empereur d'Autriche.

Le 9 avril, le Prince ‑ Abbé rentre à Stavelot incognito.

Enfin la Principauté renaît à la paix

  • En 1794

Le 26 juin, le général français Jourdan bat les Autrichiens à Fleurus

Le 21 juillet, le Prince ‑ Abbé de Stavelot quitte ses Etats pour toujours. Il mourra à Hanau, près de Francfort le 15 décembre 1796. La Principauté descend avec lui dans la tombe. Elle était vieille de 1146 ans.

  • En 1795

La principauté de Stavelot est définitivement réunie à la France par la loi du 9 vendémiaire de l'an IV (octobre 1795).

  • En 1798

Soulèvements locaux de la population contre le régime français